Vous êtes sérieux ?... [PV Mr.le Directeur Adjoint]

D'un long regard, Karel avait parcouru le plan de l'établissement et ses yeux étaient irrémédiablement venus se fixer sur un point précis. Garderie ? Vraiment ? Ce n'était pas une blague de l'administration ? Mais si, ça doit exister, les administrations qui font des blagues.

Ils n'avaient pu s'en détacher, tandis que dans son esprit tournaient toutes sortes d'explications farfelues. Et sitôt l'école ouverte, les cours mis en place et toutes les pénibles petites formalités administratives accomplies, il avait filé à la découverte, en mode feu follet, direction ce point précis du plan, qui excitait tant sa curiosité. On aurait dit un écureuil du Mexique qui a trouvé un serpent à sonnette, incapable de résister au besoin de lui démontrer que son espèce a développé un antivenin naturel, et donc au besoin de l'emmerder jusqu'à ce qu'il attaque. D'ailleurs rappelez-moi de ne jamais mettre Karel en présence d'un serpent à sonnette, juste au cas où.

Les bâtiments étaient de son goût, et il marchait beaucoup le nez en l'air depuis qu'ils étaient arrivés. La salle des profs peut-être un peu studieuse selon lui, ce n'était pas le genre d'endroit qu'on peut noyer sous les guirlandes et les bouquets de fleurs à la première occasion... Il ne voulait pas causer trop de travail au secrétaire-et-autres-attributions-occasionnelles, tout simplement parce qu'il redoutait un peu d'attirer son attention. Il lui trouvait quelque chose de bizarre. Trop normal, peut-être. Mais pas le genre de personne trop normale qu'il serait allé ennuyer comme le premier serpent à sonnette venu... Non, celui-là, quelque chose lui disait que ce serait juste pénible. Il se tenait à distance, et évitait même de l'observer ou de le croiser. D'ailleurs ce monsieur lui témoignait une relative indifférence, pour peu qu'il l'ait vraiment remarqué étant donné qu'il traitait surtout avec Volodia. C'était parfait en ce qui concernait Karel.

Donc... ah, c'est vrai, la garderie ! Ce n'était jamais qu'un bâtiment, Karel vérifia sur le plan mais c'était bien là... c'était beaucoup plus fascinant sur le papier que de visu, peut-être parce qu'il n'y avait pas beaucoup d'agitation. Néanmoins, c'était ici que se terminait sa course et il resta en contemplation, les bras croisés, un léger courant d'air dans ses cheveux, perdu dans un monde de réflexions sans queue ni tête qui n'allaient dans aucune direction particulière.

Il n'en était même pas encore au stade de tirer des plans sur la comète, et puis ça ne se fait pas, pauvre comète. Non, disons qu'après avoir virevolté à travers tout le parc à la façon d'une feuille d'automne, il avait du mal à s'arrêter et, emporté par son élan, continuait à virevolter intérieurement. Une musique qu'il était seul à pouvoir entendre l'accompagnait, et son ombre sur le mur blanc avait l'air nettement plus menue que lui, une petite personne à son image, quelle idée... Que pourrait-elle faire, elle, de ce bâtiment a priori aussi neutre que les autres ? Quelle lumière l'accompagnerait ? Quel serait le son de son rire ? Un très léger sourire changea le masque un peu halluciné du professeur de théâtre en visage humain, rêveur jusqu'à l'overdose certes, mais indéniablement humain.

Sceptique, sceptique. Le scepticisme. C'est une très bonne chose, n'est-ce pas ? Très apprécié par le public, très pratiqué, à prendre en compte. Cela dit ça le laissait sceptique. Perplexe. Indécis. Non, décidément, il se laisserait convertir par autre chose, ce jour-là en tout cas ; une répulsion inexpliquée le faisait reculer imperceptiblement à l'évocation de ce terme. Il avait envie d'être confiant, limite confiant-aveugle. Pour se débarrasser un peu de ce besoin qui faisait battre son coeur trop fort, il se laissa aller contre Volodia, certain que ses bras le rattraperaient, comme toujours. Un soupir de bonheur pur et simple entrouvrit ses lèvres alors qu'il s'amusait à fermer les yeux, livré à toute valse ou autre étreinte agréable où ces bras familiers décideraient de l'entraîner.

''Tu es toujours là au bon moment...''

C'était pas mal les yeux fermés, il décida de rester ainsi un instant. Tiens ? Il voyait des choses intéressantes ainsi. Il voulut y entraîner son amant, et lui chuchota de faire de même. Puis, comme la scène devant ses yeux était un peu difficile à imaginer, il réfléchit à une manière de la faire passer. Communiquer était un exercice auquel il s'adonnait longuement, mais pas très assidûment ; si tout se déformait entre les deux âmes associées, et arrivait teinté de rose alors qu'il avait parlé de bleu, il n'y voyait aucun inconvénient. Il aimait laisser un certain confort intellectuel, c'était une question de courtoisie. Mais il était des visions que l'on ne pouvait laisser perdre.

''Imagine qu'il va y avoir des enfants ici... Des vrais, pas comme les amis d'Alek.''

Il avait tendance à méprendre les camarades de classe pour des amis ; peut-être parce que c'est ce qu'il aurait souhaité pour son jeune compagnon. Lui-même pourtant n'avait guère fait cette méprise au cours de sa propre scolarité.

''... des petits garçons et des petites filles... Très sages ou très malicieux, tu crois ? Une petite fille aux longs cheveux noirs, très longs, juste ici devant le mur blanc, ce serait joli, non ? Je lui donnerais une robe rouge bordée de fausse fourrure blanche, pour compléter le tableau, et ce serait parfait. Je la vois d'ici ; il ne lui manque plus qu'un prénom.''

De plus en plus rêveur, il était à présent incapable d'effacer de son visage le sourire qui s'y était formé. Il s'émerveillait tout seul de sa vision et de ce qu'elle pouvait supposer, dans tous les univers parallèles imaginables, tous plus charmants les uns que les autres. Y mêler Volodia ne faisait que rendre les choses plus idéales. Il ne manquait plus qu'Alekseï. Il voyait ses deux amants et lui-même, accompagnant cette petite ombre menue et presque invisible, rivalisant pour lui tenir la main alors qu'ils traversaient un pont, un genre d'arc-en-ciel capable de les conduire vers des rives meilleures.

Tiens, cette fois Volodia était allé plus loin que lui, il ne pensait pas vraiment à faire faire du théâtre à la petite fille. Enfin, quand elle serait un peu plus grande, peut-être. Sans doute trouverait-elle cela amusant de participer à leurs activités. Mais en attendant, il n'imaginait que les activités normales d'une enfant en bas âge. Suivre les papillons, ramasser des trèfles à quatre feuilles, imiter les oiseaux, ce genre de choses. Il ne voulait pas l'élever en ville, c'était un point très important. La ville, c'était trop compliqué et trop dangereux. Enfin... heureusement, maintenant, il avait ses amants avec lui, donc quoi qu'il arrive tout se terminerait bien. Le pont était tout à fait un arc-en-ciel dans son esprit à présent. Il faudrait qu'il fasse des couettes à la petite, et qu'il lui fabrique un tablier bleu...

Du rêve plein les yeux, il s'amusa à se laisser aller en arrière, accroché distraitement aux bras de son compagnon pour ne pas tomber, et perdit son regard dans le ciel quelques instants avant de le regarder à nouveau, conscient qu'il cherchait à capter son attention en fuite.

''Lawrence est notre ami, maintenant. Il travaille avec toi. Je n'aime pas le concierge qu'il a engagé, tu pourras le lui dire ? Ou ne le lui dis pas, après tout je le croise très peu, il n'y a pas de problème. Tu ne crois pas que ce serait mieux si les enfants étaient dans le public ? ça plairait à mes élèves de travailler quelque chose pour eux, ça leur ferait un but concret pour cette année...''

Il en discuterait surtout avec Alekseï, mais les conseils de Volodia étaient toujours bons à prendre. Après tout, c'était à lui qu'ils s'en remettaient pour l'organisation et le sérieux. Or, plus les enfants étaient jeunes, plus il fallait respecter de règles de sécurité ; il ne s'en sortirait pas sans Volodia. Son amant gagna ainsi un baiser inexpliqué - non qu'il ait généralement besoin d'une explication.